mercredi 16 mai 2007

Un nouveau jour de deuil

Aujourd’hui, est un nouveau jour de deuil. Cet après-midi, on enterre ma grand-mère paternelle. Elle est partie dimanche à 15 heures. Et me voici orphelin de mes ancêtres quand mes parents sont orphelins de leurs parents.
A 98 ans bien sonnés, elle en avait un peu assez de cette vie qui s’étirait. Elle passait ses journées dans une chambre médicalisée, dans une maison de retraite de Lodève. Du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. Puis du lit au lit. D’un sommeil à l’autre et d’un souvenir au prochain.
Elle s’est endormie vendredi et ne s’est pas réveillée. Belle mort malgré tout. Après une vie rude à faire le ménage chez les autres. Une vie de prolétaire à gagner chichement de quoi s’occuper dignement de sa famille.
C’était une femme atypique ma grand-mère. Une espagnole de Valence débarquée tôt en France. Son nom de jeune fille – Encarnacion Hirrajo – était un rêve d’exotisme. Elle était « blonde aux yeux bleus » comme se plaît à dire mon père. Sauf que moi je l’ai toujours connue blanche. Avec une belle tignasse cotonneuse. Un visage un peu sévère mais beau, joliment buriné. Le teint halé. Et des yeux perçants, bleu électrique, qui vous fouillaient l’âme avant de se plisser dans un regard narquois, comme une invite au don de soi.
Alors, elle souriait. Puis elle tendait les bras et offrait ses joues roses en gage d’amour. Et les embrassades duraient une éternité. Car elle voulait en profiter ma grand-mère. Elle qui nous voyait si peu.
Je me souviens de sa petite maison tordue dans le vieux Lodève, près du petit pont de pierre qui enjambe la Lergue. Sa grande copine Mathilde habitait tout à côté. Je les imaginais faisant les 400 coups dans leur jeunesse. Moi, je ne les ai connues que vieilles.
Pour l’enfant que j’étais, la petite porte de bois qui donnait sur la cour renfermait bien des secrets. Dès lors qu’on l’avait poussée, on pénétrait dans un univers sombre et, à vrai dire, un peu angoissant. Ça sentait le rance et l’humidité. Des odeurs d’antan.
La petite cave au rez-de-chaussée fourmillait d’objets amassés au long des années. Il y faisait un noir presque complet. Je n’y entrais pas, la main solidement arrimée à la poignée, le cœur serré par la peur. Je préférais gravir quatre à quatre les marches de pierre qui menaient à l’étage. Là, je redécouvrais cette atmosphère rassurante des maisons d’enfance. Un petit fauteuil, une petite fenêtre, une grande table de bois. Et le buffet dans lequel papi Sylvestre cachait une petite boîte en fer blanc remplie de Zan.
Lorsque nous étions tous assis, mon papi se levait enfin pour en offrir un à chacun. C’était un drôle de bonhomme mon grand-père. Haut comme trois pommes, de corpulence et de santé fragiles. Il est mort en 1986, à 86 ans. Lui aussi avait sans doute « fait son temps ».
Je me souviens très précisément du moment où j’ai appris sa mort. C’était un matin de mes quinze ans, sans doute un samedi puisque ma mère faisait les courses tandis que mon père bricolait à la maison avec un ami. Je dormais quand le téléphone m’a réveillé. Mon père a décroché, enjoué comme à son habitude. Puis il y a eu un grand silence. Il s’est mis à parler bas et a très vite raccroché. Je sentais confusément que quelque chose se passait. Je suis sorti dans le jardin. Et j’ai vu mon père sangloter dans les bras de son meilleur ami...
Ce jour-là, j’ai perdu une petite part de mon enfance, une part d’insouciance que d’autres morts, ensuite, finiront d’épuiser.
Avant sa retraite, mon papi Sylvestre était teinturier dans une des multiples usines de draps qui faisaient alors la fierté de Lodève. Il avait aussi un petit bout de vigne. Pas grand chose. Juste de quoi s’occuper le dimanche. Ramasser quelques poireaux sauvages… Lorsque les usines ont fermé, il a été embauché par la Ville ; alors il a fait le cantonnier, puis l’éboueur.
Le secret en a été longtemps gardé ! Je ne le sais que depuis peu de temps. Comme si la pauvreté, en plus d’être difficile à vivre au quotidien, laissait une tache de honte sur le front de ceux qui viennent après.
Je me souviens de la sempiternelle casquette vissée sur sa tête. De son air vaguement inquiet. Il était taiseux, ne supportait pas le bruit. Il fallait éviter à tout prix d’élever la voix car cela le perturbait. Oh, il n’était pas méchant. C’était même la bonté incarnée. Toujours d’humeur égale, jamais soupe au lait. Plutôt soucieux que rien ne vienne entraver son train-train rassurant. Inquiet de nos vies. Inquiet d’un rien. Inquiet de tout.
Ma grand-mère donnait le change ! Bravache et gaie, dynamique et bavarde. Elle mettait son grain de vie dans la maisonnée. Quand nous arrivions, cela sentait généralement le civet de lapin. A peu près le seul plat qu’elle ait su faire. Au dessert, nous avions droit au Lodévois, savoureux gâteau de Chez Marc, le pâtissier du coin qui avait eu son heure de gloire en remportant le prix de Meilleur Pâtissier de France.
C’est vrai qu’elle n’était pas grande cuisinière ma grand-mère. Cela aussi la rendait atypique. A la maison, c’est sa propre mère, Grand-mère-la-vieille, comme on l’appelait, qui s’occupait des tâches domestiques, assurant les repas quotidiens, gérant la maison à sa main. Du coup, mamie Pioch avait du temps pour ses enfants : trois garçons et une fille.
Comme il était d’usage à cette époque, elle se montrait parfois sévère. J’ai toujours entendu dire que mon oncle avait raté une carrière de footballeur professionnel par sa faute. Lorsque les recruteurs sont venus chez elle, ma grand-mère a refusé de signer le petit bout de papier qui aurait peut-être tout changé. Elle trouvait que footballeur ce n’était pas un vrai métier. Moyennant quoi, mon oncle est devenu plombier. Et mon père a fait de même. A quoi ça tient tout de même !
Mon père, c’était le dernier garçon de la fratrie. Ma grand-mère lui passait tout ! Elle était la seule à pouvoir l’appeler « mon guitou » en lui serrant les joues entre ses doigts. Cela m’amusait et m’étonnait à la fois de voir mon père, cet homme robuste, dans la force de l’âge, redevenir un bambin dans les bras de sa mère.
Une fois (il était jeune alors) ses copains l’ont ramené après une soirée bien arrosée. A cette époque, il avait un blouson de cuir, une moto rutilante et des rouflaquettes aux joues. Ne connaissant pas la maison, ses copains l’ont jeté sur le lit des parents qui se sont retrouvés au milieu de la nuit avec leur petit guitou endormi. Ma grand-mère n’a pas bronché. Elle l’a porté dans son lit, l’a bordé et ne lui a rien dit.
Voilà. C’était ça, ma grand-mère. Une femme droite, honnête, intelligente. Et une mémoire d’éléphant. Elle demandait toujours de mes nouvelles quand mes parents lui rendaient visite ces derniers temps. Elle se souvenait sur le bout des doigts des prénoms de mes enfants.
A l’heure où j’écris ces lignes, le croque-mort la porte en terre. J’aurais aimé être là pour ces derniers instants. Mais je la quitte l’esprit apaisé car j’ai le sentiment de ne pas l’avoir «manquée». Je ne suis pas passé à côté d’elle. Je l’ai connue et aimée. En moi vit un peu d’elle. Elle me manquera mais son souvenir me remplit de joie.

Je vous embrasse.
Olivier

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Comme c'est joliement écrit, elle serait fière de savoir que tu la raconte aussi bien ainsi que t'on grand-père. A travers ton texte on a l'impression de la connaître un peu. J'ai ceci dit un petit souvenir d'eux, car quand on allez rendre visite à ma Mamie Marcelle à Lodève, on leur faisaient un petit coucou. Et oui tant de souvenirs de Lodève, tu n'a pas manqué de nous rappeler la bonne patisserie de Marc et tant d'autres souvenirs de nos enfances respectives. j'espère que tout le monde va bien, gros bisous à vous 5.

Anonyme a dit…

dommage, moi je l'ai manquée ta grand-mère. mais comme tu la racontes bien .... on replonge un peu aussi dans les souvenirs d'enfance,les ambiances,les odeurs,les goûts.
je ne l'ai appris que tard, et de toutes façons,je n'aurai pas su quoi dire. alors, juste, je, nous pensons à toi et à Muriel. bisous.